ENTREVUE AVEC MARTIN ENAULT

Lara Berguglia

Texte par Lara Berguglia

Avant la pandémie, on parlait de santé mentale, mais c’était encore un sujet délicat, lié à des événements spéciaux le plus souvent. Depuis que la pandémie a frappé, la santé mentale semble être moins tabou, car beaucoup plus de personnes, jeunes et moins jeunes, admettent être touchées, de près ou de loin. Il aura donc fallu vivre un confinement et des mesures restrictives strictes pour finalement décider de prendre le sujet au sérieux.

Leader inspirant et visionnaire, Martin Enault est reconnu comme étant un bâtisseur avant-gardiste de nouvelles industries. Co-fondateur et CEO d’Intellitix en 2009, première compagnie au monde à employer la technologie RFID pour le contrôle d’accès et le paiement lors de grands événements, il a implanté cette technologie dans de grands festivals tels que Coachella, Bonnaroo, Tomorrowland, Lollapalooza et le Festival d’été de Québec. En 2013, il rejoint C2 Montréal en tant que COO et devient CEO Asie-Pacifique de C2 International en 2017.

Cameron, Richard Branson, Snoop Dogg, Yuval Harari et Steve Wozniak, dans le cadre des événements qu’il a produits sur divers continents. Il était jusqu’à récemment COO de Félix & Paul Studios, un studio de divertissement immersif primé aux EMMY®, où il a notamment collaboré sur le premier projet mondial de captation en réalité virtuelle dans la Station spatiale internationale.

Martin est impliqué à amener des changements en santé mentale depuis 13 ans. En tant que président du C.A. de l’organisme Relief, il s’ouvre sur comment la bipolarité, la dépression et l’anxiété font partie de sa vie et sa carrière.

C’est une chance énorme d’avoir pu lui poser nos questions pour cette édition de l’Info Suisse.

Q1: Martin, on se pose tous la même question, quelle est ta vision pour 2021 ?

J’espère bien que 2021 sera une année de renouveau. À mesure que la vaccination prendra son essor, et qu’on s’approche de vaincre la COVID, beaucoup de questions devront être posées.

Je ne crois pas que la solution soit de ‘revenir en arrière’, dans le ‘bon vieux temps’. En réalité, on était à un moment charnière de l’histoire avant la COVID. Que ça soit au niveau de l’environnement, de l’égalité des races et sexes, la santé mentale, l’approche au travail, à l’éducation ou à la santé de manière générale… On vivait dans une ère créée suite à la Seconde Guerre mondiale.

Il est important de se rappeler que le premier iPhone est sorti il y a moins de 15 ans. Et que l’internet a commencé à être plus accessible il y a 25 ans, en mode ‘dial up’. On a fait d’immenses progrès technologiques, et nos vies ont complètement basculé. Mais on tente de continuer à vivre dans des concepts du passé. Il est temps de regarder en avant, et de bâtir un futur dans lequel on veuille tous et toutes vivre, et qui inspire nos enfants et leurs enfants.

Q2: Quel est ton lien à la santé mentale ? Et quel a été le point tournant dans ta vie ?

Personnellement, la santé mentale a toujours été au cœur de ma vie, mais je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. Enfant et adolescent, j’étais nageur compétitif, et j’avais accès à des cours de psychologie sportive en sports-études. On parlait beaucoup de stress, et des mécanismes pour gérer le stress. Je n’avais jamais pensé à ce moment que je vivais avec la bipolarité ni que ce que je vivais était des crises de panique, et non simplement du stress.

À travers ma vingtaine, j’ai fait de nombreux voyages à l’hôpital pensant que j’avais des enjeux cardiaques, ou autres. Et les médecins m’ont dit quelque fois que c’était peut-être ‘juste des crises de panique’, mais cela ne faisait pas de sens pour moi, car personne ne m’expliquait ce que ça voulait dire.

Comment est-ce que c’est possible que perdre la vision, de s’évanouir, avoir des dou- leurs dans le bras gauche intense, d’avoir des palpitations cardiaques et que tout cela soit simplement lié à mon état mental ? C’était clairement un problème physique pour moi. J’ai commencé à comprendre ce qui se passait avec moi, et c’est à ce moment que j’ai croisé le chemin de Guy Latraverse, qui était président de l’organisme Revivre (maintenant Relief) à ce moment. À force d’écouter Guy, de lire sur lui, sur l’organisme, j’ai commencé à être mieux équipé. J’ai rejoint le conseil d’administration de l’organisme il y a maintenant 13 ans, alors que j’avais 25 ans. C’est vraiment ce moment qui a été mon point tournant.

Q3 : Martin, tu es un des premiers entrepreneurs à avoir parlé ouvertement de santé mentale, qu’est-ce qui t’a motivé ?

J’ai commencé à parler de santé mentale, car je ne comprenais pas pourquoi c’était si tabou. Le cerveau étant un organe, pourquoi éviter
d’en parler ? Mais en réalité, je ne comprenais pas trop à quel point c’était tabou à ce moment. J’ai vite réalisé que dans le milieu du travail, la santé mentale n’était pas un sujet adressé.

Mais en tant qu’entrepreneur, je voyais à quel point l’entrepreneuriat avait un lien très clair avec ma santé mentale. Alors, pourquoi ne pas en parler ? J’étais très timide et introverti, alors j’ai commencé à en parler tranquillement avec des personnes plus proches. À ma grande surprise, plus que je parlais de santé mentale dans le milieu des affaires, plus que les gens s’ouvraient à moi, et semblaient rassurés que je leur en parle, et que je vive des choses semblables.

Q4 : Comment as-tu allié santé mentale et vie professionnelle ?

Vivant avec la bipolarité, il est clair que ma santé mentale à un effet sur ma vie professionnelle et personnelle. Premièrement, j’applique ce que j’ai appris avec Relief, qui est le concept de Soutien à l’autogestion. Ce que ça veut dire ? Je dois m’équiper de connaissances me permettant de savoir comment gérer ma santé mentale, et qui me permet de prendre les bonnes décisions, et de bien informer mon entourage. Ces connaissances ne viennent pas simplement d’internet, Relief à diriger plusieurs projets de recherches permettant de donner des outils concrets afin de mieux gérer sa santé mentale. Une des réalisations que j’ai faite est que je dois m’assurer que mon entourage sache comment réagir si j’ai des moments plus difficiles, ou si je traverse une phase de manie. Quand je vais bien, je leur explique ce dont j’ai besoin quand je ne vais pas bien. Par contre, je ne m’attends jamais à ce que mon environnement professionnel devienne mon support. Et c’est important de toujours se rappeler que l’environnement de travail n’est pas un environnement thérapeutique, mais bien un environnement de travail.

Plus j’apprends à me connaître à travers la découverte de ma santé mentale, meilleur gestionnaire je deviens, et surtout meilleur humain je suis, autant personnellement que professionnellement.

Q5 : Qu’est-ce qui t’a le plus aidé au niveau professionnel pour avancer ? Avais-tu un mentor ? Des pratiques quotidiennes ?

De mon côté, c’est vraiment les ateliers d’autogestion de Relief qui ont transformé ma vie, et qui m’ont équipé pour que ma santé mentale devienne un atout, et non un obstacle.

De plus, le Directeur général de Relief, Jean-Rémy Provost, est devenu un très proche ami et mentor. Il m’a appris que j’avais le droit d’être moi-même, et d’être heureux, peu importe ce que les autres peuvent en penser. Je sais que je parle de santé mentale, mais c’est vraiment ça qui m’a le plus aidé à avancer professionnellement.

J’avais clairement des tendances narcissiques dans le passé, et je voulais toujours être la personne la plus utile dans mes entreprises. Le travail sur ma santé mentale a complètement changé ma philosophie de travail, et m’a rendu une meilleure personne, et un meilleur leader.

Q6 : Selon toi, que doit faire une entreprise pour soutenir ses employés – que ce soit les employés qui souffrent déjà aussi bien que ceux qui n’en sont pas conscients ?

La première chose à faire pour une entreprise est de relire ses politiques internes en lien avec ses employés.

Si vous êtes rendus à penser qu’un deuil peut être vécu en 2 jours de congé, et que la durée d’un burnout peut être calculée d’avance, vous avez clairement des pratiques nocives pour vos employés. Si on parle d’épuisement professionnel, il faut arrêter de penser que les ressources humaines sont un endroit où les employés sont réparés.

Quand il est question de santé mentale au travail, il y a une responsabilité partagée entre l’employé et l’employeur : l’employé doit s’occuper de sa santé mentale et l’employeur doit tout mettre en œuvre pour favoriser un climat de travail sain. Et surtout, s’assurer que les raisons qui ont causé l’épuisement professionnel, si elles sont liées au travail, soient prises au sérieux.

Par la suite, il est important de donner accès aux employés à une éducation de base sur la santé mentale, notamment l’anxiété et la dépression. Il y a des outils qui sont pratiques pour tout le monde, peu importe s’ils souffrent de maladie mentale ou non. Nous vivons tous et toutes des moments de haut et bas dans nos vies, et ces outils nous aident tous à mieux aller.

Q7 : Mais est-ce que les entreprises sont conscientes de la situation mentale de leurs employés ?

De plus en plus, mais pas encore assez. Les enjeux de santé mentale sont encore trop tabous en entreprise, et les gestionnaires sont rarement équipés pour être pleinement conscients de la situation.

Un rapport de Deloitte, avant la COVID, établissait déjà le coût de la santé mentale en entreprise au Canada à 50 milliards annuellement, et 6 milliards en perte de productivité par semaine.à

Mais les entreprises continuent à se fier à leur assureur, et au programme d’aide aux employés , pour tenter de gérer la situation. Le problème est que les coûts de ces services explosent, et on approche d’un point où les entreprises n’auront plus le choix de faire de la santé mentale une priorité.

Les coûts d’un programme d’assurance d’invalidité de longue durée relié à la santé mentale approchent de plus en plus souvent 75% des coûts du programme.

Q8 : La pandémie que nous vivons a aggravé la situation mentale de la population en général, qu’est-ce qui est le plus important selon toi pour soutenir la population ? Qui doit agir ?

Je crois que c’est encore une fois une responsabilité partagée entre les gouvernements, les entreprises et les populations. C’est loin d’être spécifique comme plan, mais c’est nécessaire pour y arriver.

On doit décider collectivement de mettre la santé mentale de l’avant dans nos priorités sociétales. Mais ce que chaque personne peut faire, est de commencer par s’éduquer sur la santé mentale un minimum, et de briser les tabous sur le sujet.

Q9 : Pour finir Martin, quelle est ta plus grande motivation ?

Ma plus grande motivation est de voir que j’aide les gens à aller mieux, et que mes actions ont une implication positive dans la vie des gens.

Je rêve du jour où, mondialement, les systèmes d’éducation auront mis la santé mentale au centre de leur enseignement, les entreprises auront vu la santé mentale comme étant clé à leur productivité, et que les tabous seront donc tombés.

Je vais me battre et mettre mon énergie pour que ça devienne une réalité.

Lien pour l’organisme Relief : https://monrelief.ca